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Iyengar et l’invention du yoga moderne

Le Hatha yoga, une pratique intégrale et accessible selon B.K.S Iyengar

Il est fréquent, lors d’un cours de yoga, d’entendre l’enseignant faire référence aux « Yoga Sutras » de Patanjali, le premier traité dans lequel est codifiée la pratique du yoga.

Pour autant, cette référence n’est pas nécessairement la plus parlante pour les élèves, car les « Yoga Sutras » ne traitent quasiment pas de la pratique posturale, et s’intéressent surtout à la façon dont le mental fonctionne.

Patanjali dans ses « Yoga Sutras » définit le yoga comme le contrôle des fluctuations du mental : « yogah citta vritti nirodha » Yoga Sutra 1.2 de Patanjali

Concernant les postures, Patanjali indique simplement qu’elles doivent être « stables et confortables » en faisant référence à la posture assise, dans le but de méditer.

Les instructions pour la pratique physique, les asana, sont apparues bien plus tard, lors de la période tantrique médiévale, dont le recueil le plus connu est le « Hatha Yoga Pradipika ».

Mais même dans ces textes, très peu de postures enseignées dans le yoga contemporain y sont décrites.

Quinze postures au total y sont mentionnées, la plupart se pratiquant assises ou allongées.

Aucune salutation au soleil, pas de chien tête en bas ni guerrier en tout genre.

En revanche, les « Hatha Yoga Pradipika » expliquent comment l’homme doit retenir sa semence, pour défier la mort ou encore comment renforcer et étirer le tendon à la base de la bouche afin de l’allonger pour qu’il puisse toucher le front.

Iyengar photographié par Alon Reininger, performant Eka Pada Setu Bandha Sarvangasana (la pose du demi pont à une jambe), à Bengalore en 1989.

Réhabilitation du hatha yoga

Jusqu’au 20eme siècle, les indiens érudits et les occidentaux méprisaient les pratiques qu’ils considéraient occultes rassemblées sous la dénomination de « hatha yoga ».

 « Nous n’avons rien à voir avec ces pratiques car elles sont extrêmement difficiles à maîtriser et doivent être enseignées sur une très longue période. Et surtout car nous estimons qu’elle n’ont pas grand chose à voir avec une quelconque évolution spirituelle. » a écrit Swami Vivekananda, qui a beaucoup participé à populariser la philosophie du yoga dans l’Ouest avec son livre « Raja Yoga » de 1896.

Apparenter le hatha yoga à une pratique intégrale et accessible pour être en bonne santé est récent. B.K.S. Iyengar a largement contribué à propager cette image du yoga, notamment à travers son livre « lumière sur le yoga, la bible du yoga » paru en 1966.

Iyengar photographié par Alon Reininger, performant Mulabandhasana (la pose du verouillage de la racine), à un seminaire de yoga à Harvard en 1987.

B.K.S. Iyengar, son histoire

Iyengar, issu d’une famille pauvre du sud de l’Inde, était le 11ème d’une fratrie de 13 enfants. Suite à la mort de son père alors qu’il n’avait que huit ans, la famille tomba dans l’indigence.

Avant qu’il découvre le yoga, il mentionna à de nombreuses reprises qu’il était un enfant souffreteux, affaibli par les maladies tropicales :

« Mes soeurs et mes belles-soeurs avaient l’habitude de dire que ma tête pendait négligemment au dessus de mon corps, de sorte que personne ne voulait me toucher à cause de mon apparence » a-t-il ecrit dans son essai « Mon parcours yogique ».

Il quitta le collège après avoir raté un examen, ce qui lui fit perdre sa bourse, et n’a de fait jamais été plus loin dans les études.

À l’âge de 16 ans, en 1934, sa famille l’envoya vivre avec sa soeur et son mari Krishnamacharya à Mysore, une ville verdoyante avec un climat plutôt tempéré, à côté de Bangalore.

À cette époque, Mysore vivait une période d’effervescence quant au développement du yoga contemporain. La « culture physique » était très en vogue chez les Indiens nationalistes, afin de contrer la domination britannique qui se justifiait souvent par la supériorité physique.

Au fur et à mesure que les mouvements nationalistes gagnaient en ampleur et que les indiens se détournaient des traditions importées par les britanniques, en remplaçant par exemple les vêtements occidentaux par des étoffes locales tissées à la main, les nationalistes trouvèrent aussi dans le Hatha yoga traditionnel les bases d’une pratique physique d’origine indienne.

Iyengar photographié par Alon Reininger, performant une posture inversée dans les cordes à l’institut d’Iyengar à Pune en 1989

L’influence de Krishnamacharya

Krishnamacharya était alors un brillant intellectuel, qui avait sacrifié sa respectabilité dans le but de poursuivre l’étrange et inquiétant chemin du Hatha Yoga (tel qu’il était perçu à l’époque) aux prémices de sa renaissance.

Lorsqu’il fut invité par le progressiste maharaja de Mysore, un fervent défenseur des arts traditionnels indiens et féru de sport, il créa un shala (salle de pratique de yoga) au sein du palais pour y enseigner le yoga postural aux jeunes hommes de la cours.

Krishnamacharya développa un système qui trouve son origine dans le Hatha yoga, autant que dans la pratique traditionnelle indienne de la lutte ou la gymnastique, ou les calisthenics de l’armée britannique mais aussi , selon l’universitaire Mark Singleton, dans « la gymnastique primitive » du coach sportif Niel Bukh.

Krishnamacharya intégra par exemple la posture du triangle, Trikonasana, ou encore les salutations au soleil, qui pourtant n’apparaissent dans aucun texte ancien.

Dans son livre de 2010, « Aux origines du yoga postural moderne », Singleton conclut que la méthode de Krishnamacharya est « une synthèse de plusieurs méthodes d’entraînement physique, qui avant cela , n’étaient absolument pas corrélées au yoga. »

Krishnamacharya avait la réputation de parfois être cruel et très exigeant: « Guruji avait une personnalité effroyable » écrivit Iyengar . « Il nous frappait violemment sur le dos, comme si nous recevions des coups avec des barres de fer. Nous gardions les traces de ses coups sur de longues periodes. Ma soeur n’était pas non plus épargnée par les bleus qu’il causait. »

Peu après l’arrivée d´Iyengar,  les élèves favoris de Krishnamacharya s’enfuirent, juste avant une conference Y.M.C.A. programmée au Palais, qui incluait une démonstration d’asana ( de postures ) .

Krishnamacharya, qui avait besoin d’un élève pour démontrer, recruta Iyengar lui demandant d’apprendre une série de postures difficiles.

Malgré sa santé délicate et son corps raide, Iyengar fit de son mieux pour se conformer aux exigences induites par une telle performance, et se blessa gravement en impressionnant l’audience. Suite à ça, il fut souvent sollicité par son beau-frère pour faire les démonstrations.

Krishnamacharya, qui avait à coeur d’étendre la pratique du yoga au plus grand nombre, envoya Iyengar enseigner dans des établissements scolaires et des gymnases à Pune, ville tentaculaire à l'ouest de l'Inde.

Iyengar s’investît ardemment dans son rôle, d’autant plus motivé qu’il souhaitait rester à l’écart de son beau frère.

Il connaissait de par son expérience les dangers de forcer le corps à entrer dans des poses pour lesquelles il n’était pas prêt, et il s’affaira à développer une méthode plus lente, qui reposait davantage sur les données anatomiques, en utilisant des blocs et des couvertures pour aider les étudiants à trouver leur alignement.

Iyengar photographié par Alon Reininger, performant Parivrtta eka pada sirsasana au milieu des ruines d’Hampi, en Inde en 1989

La rencontre avec Yehudi Menuhin

Le côté exigeant et thérapeutique de sa méthode connut un succès immédiat en occident, en partie grâce au violoniste Yehudi Menuhin.

Menuhin, qui s’était intéressé au yoga après être tombé sur un livre traitant du sujet dans la salle d’attente de son ostéopathe, rencontra Iyengar lors d’une de ses tournées en Inde en 1952.

L’enseignement d’Iyengar l’avait profondément influencé, a tel point qu’en 1953 dans une interview au magazine “Life”, il témoigna des progrès significatifs qu’il avait développé dans son art, selon lui dû au Yoga. Il ajouta même que sa pratique du yoga était devenue plus importante que celle du violon dans son quotidien.

Menuhin introduisit Iyengar à Rebekah Harkness, la femme de l’héritier de la « Standard Oil » (qui était au début du 20ème siècle la plus grosse compagnie pétrolière dans le monde).

Elle emmena Iyengar à Rhode Island pendant six semaines en 1956, où il fut photographié par Life donnant des cours à sa famille, en position de la chandelle, de la pince ou performant des asanas acrobatiques en équilibre sur les mains sur un muret avec la mer en contrebas. L’article s’intitulait « un nouveau virage pour la société ».

Iyengar n’est pas l’unique créateur d’un yoga accessible à tous, deux autres élèves de Krishnamacharya aidèrent également à rendre populaire le yoga tel qu’on le connaît.

Indra Devi, une actrice qui enseigna le yoga aux stars d’Hollywood comme Greta Garbo ou Gloria Swanson, fut pendant un temps connue comme la « première dame » du Yoga.

K. Pattabhi Jois, qui commença à étudier le yoga avec Krishnamacharya alors qu’il n’était qu’un enfant et qui lui resta dévoué toute sa vie, créa le système vigoureux de l’Ashtanga tel que nous le connaissons, le prototype du « power yoga ».

Aucun autre professeur, pour autant, n’eut autant d’influence qu’ Iyengar. Son ouvrage « Lumière sur le yoga: La bible du yoga », avec un avant-propos de Menuhin, n’a pas d’égal comme guide pour la pratique des asanas.

Iyengar photographié par Alon Reininger, performant Urdhva Dhanurasana au milieu des ruines d’Hampi, à l’institut d’Iyengar à Pune en 1989

Comme l’a écrit une revue spécialisée dans le yoga, quand « les professeurs proposent la bonne méthode pour entrer dans une posture, ils font en général référence aux alignements établis par Iyengar, tels que définis dans son ouvrage de référence. »

En effet, dans son livre « Lumière sur le yoga: La bible du yoga »,  Iyengar décrit la méthode yoga comme « une science intemporelle, qui a su évoluer à travers les siècles en considérant les aspects physiques, moraux, mentaux et spirituels, considérant l’humain dans son ensemble », et de nommer les « Yoga Sutras » de Patanjali le « premier livre qui codifia cette pratique ».

Le désire d’imprégner sa méthode de techniques anciennes est compréhensible, mais Iyengar était trop modeste. C’est sans aucun doute lui, et non pas un ascète d’avant notre ère, qui a mis au point la manière de montrer aux élèves la plus accessible et sans danger, de monter sur la tête ou d’entrer dans les asanas en général.

Pour aller plus loin sur des sujets d’histoire et de philosophie du yoga :

Utthita Trikonasana, la posture du triangle

D’où viennent les salutations au soleil ?

Le statut des yogi à travers l’histoire